André
Malraux, l’art et le temps
Le Site Web des ‘Amitiés
internationales André Malraux’ dit que
l'association ‘se
propose d'être
un lien entre les femmes et les hommes pour qui l'œuvre d'André
Malraux est une
œuvre vivante, pas encore complètement reconnue malgré
les apparences, et qui
garde, dans plusieurs domaines, des choses à dire à notre
époque’. C’est un projet admirable,
à mon avis. Pour ma part, je n’ai
aucun doute que l'œuvre
de Malraux soit encore vivante, et qu’elle ait des choses très
importantes à
dire à notre époque. Et je
constate,
avec regret, que, dans les pays anglophones au moins, cette œuvre
reçoit, assez
souvent, beaucoup moins d’attention qu’elle ne mérite.
L’aspect de l’œuvre
de Malraux que je voudrais aborder ce soir est sa théorie de
l’art. Dans les pays anglophones, Malraux
est connu
principalement comme romancier – surtout pour La Condition
Humaine – et sa pensée sur l’art est relativement
moins familière. D’ailleurs,
la philosophie de l’art dans les
pays anglophones continue, en général, d’être plus
ou moins dominée par l’école
dite ‘analytique’ dont l’esprit est très différent de la
pensée de Malraux, et
qui ne tend pas à créer une atmosphère
accueillante pour ses livres sur l’art. C’est
une situation regrettable, à mon avis, et
je crois que ce sont nous autres anglophones qui y perdons.
J’espère pour ma part qu’un changement
aura
lieu très prochainement et que cet aspect
de l’œuvre
de Malraux va devenir progressivement mieux connu.
L’aspect de la théorie
de l’art de Malraux dont je voudrais parler cet après-midi est
sa conception de
la relation entre l’art et le temps. Pour
éviter des malentendus possibles, je devrais peut-être
préciser immédiatement
que je ne veux pas parler de la relation entre l’art et le temps dans
telle ou
telle oeuvre d’art en particulier – dans les romans de Proust, ou les
peintures
de Vermeer, par exemple. Ce sont,
sans
doute, des sujets tout à fait valables, mais la question que je
voudrais traiter
ce soir est plus large. Je voudrais
examiner
la réponse que donne Malraux à la question: Quelle
est la relation entre l’art et le temps en
général. En d’autres
termes: Quelle est la nature
temporelle de
l’art ? Je ne pose pas
cette question
à la légère. Je la
choisis exprès parce que la réponse que
donne Malraux est, à mon avis, un des éléments les
plus révolutionnaires et les
plus révélateurs de sa théorie de l’art – une
réponse qui nous montre à la fois
l’originalité frappante de sa pensée, et la
capacité de cette pensée d’offrir
des solutions puissantes aux problèmes les plus importants et
les plus difficiles
dans le domaine de la théorie de l’art.
***
Je voudrais commencer
par quelques réflexions d’ordre général sur la
question de l’art et le
temps. Il me semble que nous
disposons, au
fond, de deux moyens principaux de concevoir la nature temporelle de
l’art. En premier lieu, il y a
l’idée
que l’art, ou du moins le chef d’œuvre, vit hors du temps – qu’il est
‘éternel’. Selon cette explication
traditionnelle et bien
connue, l’œuvre est essentiellement à l’abri des vicissitudes du
temps. D’autres aspects de la vie,
tels
que les
coutumes sociales, les croyances quant à la nature du monde
physique ou des
dieux, succombent tôt ou tard aux forces du temps et du
changement, et
s’engloutissent dans l’oubli – dans ce que Malraux appelle ‘le charnier
des
valeurs mortes’. L’art
en revanche (dit-on) possède un pouvoir
spécial de
résistance. Il surmonte le
transitoire
pour accéder à une autre région où il
connaît une existence hors du temps, une
existence ‘éternelle’ – de sorte que Hamlet,
ou les peintures de Michel-Ange dans la Chapelle Sixtine, par exemple,
nous
semblent encore ‘vivants’ aujourd’hui, tandis qu’une grande partie de
ce que
tenaient pour important ou admirable les hommes et les femmes du
seizième
siècle s’est glissé depuis longtemps dans le domaine des
choses oubliées.
Par contre, il y a la
tradition puissante provenant des penseurs comme Hegel et Taine, et
poursuivie
de façons diverses par la pensée marxiste et
post-marxiste, qui nous dit que
l’art, comme tout autre aspect de l’activité humaine, fait
partie de
l’expérience historique des
hommes. Vu de cette manière, l’art
n’est
pas du tout à l’abri du temps. Il
participe dans le monde du changement historique, soit comme reflet de
ce
changement, soit comme cause, ou même peut-être les deux
à la fois. Ainsi compris, Hamlet
et
les peintures de Michel-Ange, se relient
étroitement à un
moment spécifique du temps historique : ils
en portent les empreintes, et ils ont peut-être
contribué à
renforcer ou à affaiblir quelques-unes des forces sociales or
idéologiques qui
caractérisaient cette période de l’histoire humaine.
Placer leurs qualités essentielles dans
une
région ‘éternelle’, séparée de l’histoire,
serait, selon cette tradition, les
méconnaître et en nier la vraie nature.
Les faiblesses de
l’explication historique – pour commencer par cette possibilité
– nous sont
assez familières. En
résumé, plus on
insiste sur l’importance des liens entre l’œuvre d’art et un contexte
historique spécifique, plus on trouve des difficultés
à identifier une
différence qualitative quelconque
entre l’œuvre et n’importe quelle autre activité humaine – et
à expliquer
pourquoi la première, et pas la deuxième, serait capable
d’échapper à ce
contexte et de gagner l’admiration d’autres époques, souvent des
siècles plus
tard. On pourrait dire, par
exemple, que Hamlet,
et les innombrables petits
traités religieux distribués dans l’Angleterre
d’Elizabeth I, étaient des
‘produits’ du même contexte historique; mais ces derniers sont
maintenant tout
à fait oubliés, sauf par les spécialistes, alors
que Hamlet continue à ‘vivre’ pour nous et
continue à nous
impressionner. Bref, l’histoire
seule
semble manquer quelque chose d’essentiel comme explication de la nature
temporelle de l’art. Plus on y fait
appel, plus on a du mal à trouver une base de distinction
quelconque entre
l’art et des objets ou des activités de n’importe quel autre
genre.
Mais l’idée que l’art
est ‘éternel’ pose des problèmes non moins sérieux.
Il existe, bien sûr, certaines œuvres,
comme
les pièces de Shakespeare ou les fresques de Michel-Ange, qu’on
a admirées plus
ou moins sans interruption depuis des siècles, malgré les
changements énormes
de connaissances et de croyances qui ont eu lieu pendant cette
période. Or, la catégorie de
l’‘art’ aujourd’hui,
comme Malraux nous le rappelle souvent, comprend un domaine beaucoup
plus
étendu que suggèrent ces exemples – situation qui est
particulièrement évidente
dans le cas des arts visuels. Nos
musées
d’art aujourd’hui contiennent des objets aussi variés que des
masques
cérémonials d’Afrique, des figurines
précolombiennes, et des statues provenant
des tombes égyptiennes. Pouvons-nous
parler sérieusement d’éternité dans de tels cas? Les
oeuvres de l’Afrique, du Mexique
précolombien
et de l’Egypte sont entrées dans nos musées d’art vers le
début du vingtième
siècle. Mais nous savons –
même si nous
avons tendance à l’oublier - que l’Occident a découvert
ces cultures bien avant cette date, et que, pendant
des siècles, comme Malraux nous le rappelle, on a
considéré leurs œuvres comme
des produits d’une maladresse méprisable ou de goûts
barbares. En plus, même dans leurs
contextes originels,
de tels objets n’étaient pas, en règle
générale, considérés comme de l’‘art’
dans un sens quelconque de ce mot qui ressemble à sa
signification dans la
culture occidentale d’aujourd’hui. Leur
fonction – leur raison d’être – étaient en
général religieuses: c’étaient des
‘figures d’ancêtres’ où se logeaient les esprits des
disparus; des images
sacrées des dieux; ou dans le cas de l’Egypte, le ‘double’ du
pharaon auquel on
faisait des offrandes pour l’aider dans l’Autre Monde. La
transformation
qui s’est produite pendant les siècles dans de
tels cas –
d’image sacré à l’origine, en passant par l’étape
de l’idole méprisée à
‘l’œuvre d’art’ prisée de nos jours – semble très
difficile à réconcilier avec
l’idée d’‘éternité’ - c’est-à-dire avec l’immunité contre
tout changement. Le temps
et
le changement semblent au contraire avoir joué un rôle
très puissant, non
seulement en fonction de l’importance attachée aux objets, mais
aussi en
fonction de la nature de cette
importance. Il y a d'innombrables
autres
exemples de transformations pareilles et on n’a pas besoin d’aller
jusqu’à
l’Afrique, le Mexique précolombien, ou en Egypte Ancienne pour
les trouver.
Ainsi, nous nous
trouvons, semble-t-il, dans une impasse. L’idée
que
l’art est éternel paraît
aussi invraisemblable que la notion
selon laquelle l’art appartient essentiellement au temps historique –
et nous
sommes, apparemment, démuni de toute explication acceptable
de la nature
temporelle de l’art. Nous avons
besoin,
alors, d’une explication d’une toute autre nature qui nous donnera,
entre
autres, un moyen de comprendre les discontinuités
et les transformations qu’on observe dans les exemples que nous venons
d’examiner. C’est ici,
précisément, où
Malraux nous vient en aide. Il nous
donne une explication de la nature temporelle de l’art qui, à
mon avis, nous
permet de nous sortir de cette impasse et qui nous permet de voir la
nature
temporelle de l’art dans une lumière entièrement nouvelle.
J’aimerais maintenant dire quelques mots sur
les aspects de cette explication qui me semblent les plus importants.
***
La théorie de l’art
de Malraux commence à mes yeux, par une vision d’ordre
métaphysique. Nous n’avons pas
affaire ici à une théorie
qui repose sur quelque notion traditionnelle de ‘beauté’ ou de
‘plaisir
esthétique’, ni à une théorie qui nous offre un
remaniement des idées
familières de la représentation ou de l’expression, ni
à une théorie qui repose
sur des idées politiques et sociales comme plusieurs
théories de l’art
aujourd’hui. La théorie de l’art de
Malraux puise sa source dans quelque chose de plus profond et de plus
important
– ce que Malraux lui-même appelle, dans son discours sur l’art
dans La Tête d’Obsidienne, ‘l’émotion
fondamentale qu’éprouve l’homme devant la vie, à
commencer par la sienne’. La
rencontre
décisive de Malraux avec cette
émotion remonte, à mon avis, à l’année 1934
quand il l’a éprouvée très vivement
après l’expérience de la tempête qu’il
décrit dans Le Temps du Mépris –
expérience qu’il a nommée ‘le retour sur la
terre’ et qu’il a décrite plusieurs fois ailleurs.
Dans
le sens où nous disons que la religion
ou la philosophie peuvent donner ‘un sens à la vie’,
l’émotion fondamentale
dont parle Malraux est, dirais-je, pré-religieuse
ou pré-philosophique. Comme
dit Malraux, c’est une émotion
étroitement liée aux questions fondamentales :
‘Pourquoi existe-t-il quelque chose
plutôt
que rien ?’ et ‘Pourquoi la vie a-t-elle pris cette forme?’
C’est l’impression insolite, que nous avons
tous connue, je crois, de temps à autre, que ‘tout cela’ – y
compris les choses
les plus banales – n’a pas de raison d’être ainsi, ou même
d’être du tout. C’est le sentiment
étrange – mais primordial
– que ‘tout cela’ ne fait pas partie de l’ordre des choses permanent et
‘naturel’, mais que ce n’est qu’une apparence
éphémère et arbitraire où l’homme
et toutes ces activités ne comptent pour rien. C’est
une appréhension de l’homme comme quelque
chose de
fondamentalement précaire, suspendu entre la signification et le
chaos – entre
la présence et le néant.
Malraux lui-même dit
que cette expérience et la révélation de cette
émotion fondamentale ‘[ont] joué
un grand rôle dans sa vie’, et comme je l’ai déjà
dit, je crois que sa théorie
de l’art – celle que nous trouvons dans Les
Voix du Silence, par exemple – prend son point de départ
dans cet épisode
crucial. Mais quelle est la
relation entre
cette expérience et l’art? Quel
lien
existe-t-il entre l’art et ‘l’émotion fondamentale
qu’éprouve l’homme devant la
vie’? La réponse que nous donne
Malraux
est très simple – du moins en apparence. Il
nous dit que l’art est l’un des moyens – pas le seul,
mais l’un
des moyens – par lequel l’homme se défend
contre le sens primordial de précarité qu’il trouve au
cœur de cette
émotion. C’est un des moyens par
lequel
l’homme, suspendu entre la signification et le chaos, fait pencher la
balance
en faveur de la signification. Dans
la
phrase célèbre de Malraux, l’art est un des moyens par
lequel l’homme ‘nie son
néant’.
Comment cela se
fait-il? Quelles armes l’artiste
peut-il
déployer contre le monde des apparences fugaces et chaotiques?
Comment l’art nie-t-il le néant de
l’homme ? La réponse que
nous
donne
Malraux est, à mon avis, claire et sans équivoque.
L’artiste
réagit par
la création d’un autre monde ‘non
d’un monde nécessairement surnaturel ou magnifié,’
explique Malraux, ‘mais d’un
monde irréductible à celui du réel.’ Le
monde du ‘réel’ dans ce contexte
signifie
le monde des apparences – le monde ‘donné’ de
l’éphémère et de l’arbitraire
dont nous venons de parler; et le monde de l’art est
‘irréductible’ à ce
monde-là parce que c’est un monde unifié
– c’est-à-dire un monde construit exclusivement
d’éléments qui, par contraste
avec ceux du monde des apparences, sont
ainsi, et sont là, ‘pour une
raison’. Donc, l’art, Malraux nous
dit,
crée un monde ‘réduit à l’échelle humaine’. Il
‘[arrache] les formes au monde que l’homme
subit, pour
les faire
entrer dans celui qu’il gouverne.’
Cette
proposition est
tout à fait révolutionnaire, et on commence à
comprendre pourquoi elle est
révolutionnaire si on la compare avec certaines idées
familières de
l’esthétique traditionnelle. Si
l’on
conçoit l’art en termes d’idées bien connues comme la
mimésis, la
représentation, ou l’expression, le phénomène
désigné par des mots comme ‘la
réalité’, ‘le monde’, ou parfois ‘la nature’, est
conçu ordinairement comme un
point de repère, ou un guide, auquel l’artiste doit rester
fidèle s’il veut
créer une vraie œuvre d’art – que cette fidélité
s’exprime par le naturalisme
d’un Chardin ou d’un Courbet, par exemple, ou même par le style
tout à fait
différent d’un Cézanne ou d’un Picasso. La
thèse de Malraux constitue un défi
radical à ce schéma. Loin
d’être un point de repère, ou un guide,
la réalité à laquelle l’art s’adresse, chez
Malraux, est quelque chose contre lequel, il fournit une
défense,
et l’un des points clés de la théorie de l’art chez
Malraux c’est son rejet
constant et catégorique des idées traditionnelles que je
viens d’évoquer, même
si ce sont les artistes eux-mêmes qui les prônent.
‘Quoi que l’artiste en affirme,’ écrit
Malraux, ‘il ne se soumet jamais au
monde, et soumet toujours le monde à ce qu’il lui substitue’ –
ce dernier étant,
précisément, comme nous
venons de constater, ‘un autre monde’, un monde ‘rival’, un monde dans
lequel
l’unité remplace le monde fugace des apparences. Donc,
‘les styles sont … des significations’,
écrit Malraux,
Nous les avons
toujours vus
substituer, au système
inconnu du monde, la
cohérence imposée par eux à ce qu’ils
‘représentent’. Aussi complexe,
aussi déchiré que se veuille
un art – même celui de Van Gogh ou de Rimbaud – au regard du
chaos et de la vie
il est unité…
Ici, je devrais
peut-être interposer quelques mots très brefs sur
l’idée d’unité dans le
contexte de la théorie de l’art. Quelques
penseurs, tels que Derrida, Barthes, Foucault, et
Lyotard, ont
mis en question l’importance de l’idée de l’unité dans
l’œuvre d’art, et on
pourrait peut-être se demander si les doutes que ces auteurs ont
suscités dans
ce contexte s’appliquent aussi à la théorie de l’art de
Malraux. Je ne pense pas.
Chez
Derrida et les déconstructionistes, par
exemple, les arguments reposent en grande partie sur des conceptions
linguistiques: on a mis en question la notion que les mots ont des
significations stables et définitives. Chez
Barthes et Foucault, on a introduit la notion de ‘la
mort de
l’auteur’, qui nous prive, dit-on, de l’idée de ‘l’intention
unifiante’ de
l’auteur. Chez Lyotard, on trouve
une
mise en question de l’idée des ‘grands récits’, et par
conséquent une attaque
contre l’idée d’unité sur le terrain de la pensée
historique et sociale. Je suis sûr
que tous ces arguments vous sont
très bien connus et je n’ai pas l’intention ce soir de les
examiner ou de les
évaluer. Je voudrais simplement
souligner néanmoins que, chez Malraux, la notion d’unité,
ou de cohérence n’a
rien du tout à voir avec les perspectives que je viens
d’évoquer. Pour Malraux, la notion
d’unité ne se situe
ni sur un plan linguistique, ni dans le contexte de l’intention de
l’auteur, ni
dans le contexte de l’histoire et sa signification.
La
notion d’unité, chez Malraux, se rapporte
spécifiquement à un plan métaphysique
dans le sens spécifique que j’ai exposé plus haut
où il s’agissait de ce qu’il
appelle ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme devant
la vie, à commencer
par la sienne’. L’unité dont parle
Malraux est une unité qui s’oppose au chaos des apparences – au
sens
fondamental de l’éphémère et de l’arbitraire – et
cette idée nous conduit sur
un plan très différent de celui évoqué par
les auteurs que je viens de citer. Je
ne
veux pas m’attarder sur ce contraste
qui est un peu à coté de mon sujet principal; mais la
question de l’unité se
trouve au cœur de plusieurs controverses dans le domaine de
l’esthétique et de
la théorie littéraire, et il me semblait
nécessaire de distinguer la conception
très nette et précise de Malraux dans ce domaine de
certaines autres idées –
souvent beaucoup moins claires – avec lesquelles on pourrait
peut-être la
confondre.
Mais, me voici bien
avancé dans ma présentation et je n’ai rien dit
encore sur la question
spécifique de la relation entre l’art et le temps, ni sur
l’explication que
nous donne Malraux des discontinuités et des transformations
dont j’ai parlé
plus haut. Je vais remédier
à cette
situation très bientôt mais, avant de le faire, je devrais
dire quelques mots,
très rapidement, sur un autre sujet qui va nous aider à
comprendre la pensée de
Malraux dans ce domaine. Je veux
dire la
notion d’un Absolu chez Malraux.
Nous avons dit
que l’art, selon Malraux, est une réponse au ‘chaos’ des
apparences – au
sentiment fondamental que ‘tout cela’ n’a pas de ‘raison’ d’être
ainsi, n’a pas
de raison d’être du tout. Nous
avons
dit
aussi que l’art répond à cette émotion par la
création d’un monde rival – un
monde unifié, construit exclusivement d’éléments
qui sont ainsi, et sont là,
‘pour une raison’. Mais l’art, nous
dit
Malraux, n’a pas été la seule réponse humaine
à ce sentiment fondamental. L’homme
y a répondu aussi par une série
d’Absolus – c'est-à-dire par des systèmes de croyances,
tels que les grandes
religions du passé, qui donnent une explication
des choses – des croyances qui ne visent pas, elles, à
créer un monde rival,
mais qui écartent le voile des apparences et saisissent ‘la
nature réelle des
choses’ – la Vérité, les raisons
cachées
pour lesquelles les choses sont là, et sont ainsi.
Ces raisons, bien entendu, ont beaucoup
varié. Le Chrétien dit que
le monde
existe, et qu’il est ainsi, parce que c’est la Création de Dieu.
Ceux qui croient à un absolu non
religieux,
tel que l’idée de la perfectibilité ultime de l’homme,
trouveraient
l’explication peut-être dans l’épanouissement
inévitable d’un idéal
historique. Le contenu spécifique
des
réponses n’est pas important ici. Ce
qui
est crucial c’est qu’une fois l’explication a été
formulée (et bien sûr,
acceptée), l’existence en général, y compris
l’existence de l’homme, est rendue
‘naturelle’ dans le sens où elle est là, et qu’elle est
ainsi, pour une raison. Le
chaos des apparences, et le vide de
signification qu’il implique, sont vaincus. Le
monde est de la seule façon
qu’il puisse être – la façon qu’on ‘voulait’ qu’il soit,
et l’homme y est ‘chez
lui’, même si, comme enseignaient le Christianisme et bien
d’autres religions,
ce ‘chez soi’ n’est que temporaire et même s’il est visité
parfois par des
forces malveillantes.
Cette analyse éclaire
la nature temporelle de l’art par moyen d’un contraste.
Un
Absolu, nous l’avons dit, donne des
explications. Mais l’art ne dit
rien sur
‘la nature réelle des choses’ – la Vérité
cachée sous le voile des
apparences. L’art, comme nous
venons de
voir, crée un autre monde mais,
toujours agnostique, il ne parle que
de cet autre monde, laissant la ‘nature des choses’ toujours inconnue
et
inconnaissable. Donc, bien que
l’art
soit ‘unité au regard du chaos et de la vie,’ comme
l’écrit Malraux, il ne vise
pas, comme une religion ou un absolu profane, à l’affirmation de
l’unité de
toutes choses. Il fait du
monde une unité, mais n’affirme pas qu’il n’ y ait qu’un
seul monde – un monde créé une fois pour toutes.
Ainsi, quoique les mondes créés
par l’art
soient cohérents, par leur nature même ils ne sont jamais
fixes – jamais
définitifs. Comme dit
Malraux,
ils
sont des mondes ‘nés à la métamorphose.’ Loin
d’être à l’abri du
changement, l’art
vit, et a son être dans un monde de changement –
avec toute
l’imprévisibilité et toute la vulnérabilité
aux circonstances que cela
implique.
Tout cela est très
abstrait, et j’essaierai d’être un peu plus terre à terre.
Nous avons tous, j’en suis sûr,
rencontré
l’idée familière que l’œuvre d’art – une tragédie
de Shakespeare par exemple –
se prête à une diversité d’interprétations,
et que chaque période successive
d’histoire tend à y trouver des significations
différentes, et peut-être à lui
accorder un degré d’importance différent. Est-ce
cela tout ce que Malraux nous dit quand il affirme
que l’œuvre
d’art est ‘née à la métamorphose’? La
réponse,
à mon avis, est non. La
similarité entre cette idée et l’explication que nous
propose Malraux n’est que
superficielle. En soi, cette idée
familière ne nous dit rien de spécifique
sur la nature temporelle de l’art. Elle
serait parfaitement compatible, par exemple, avec la conclusion, qui
est tout à
fait contraire à la position de Malraux, selon laquelle l’œuvre
d’art est quelque
chose dont la nature a été fixée une fois pour
toutes – parce qu’on pourrait
tout simplement présumer que les interprétations
différentes auxquelles se
prête une œuvre soient celles dont on l’a dotée à
l’origine – c’est-à-dire la
série spécifique et fixe de significations que l’artiste,
consciemment ou pas,
lui a donnée au moment de sa création. Malraux,
en
revanche, ne se contente pas de cette attitude équivoque.
Il maintient, comme conséquence directe
des
idées fondamentales que nous avons examinées, que l’œuvre
d’art est quelque
chose qui, par sa nature même, n’est
jamais fixe, qui est toujours au contraire en état de
changement, et dont les
possibilités de significations ne sont jamais
prédéterminées. Bien
que toujours ‘unité au regard du chaos
et de la vie,’ l’œuvre est un domaine de signification qui est,
intrinsèquement, en état constant de changement
imprévisible.
Ainsi, la
signification de l’œuvre au moment de sa naissance n’est plus que cela
– sa
signification originaire – et c’est une signification qui
disparaîtra
inévitablement, que l’artiste le sache ou pas, pour être
remplacée par
d’autres. Le moment de la création
d’une
œuvre, quel que soit l’effet qu’elle produit alors (effet qui pourrait
même ne
pas être comme œuvre d’art, comme
nous avons constaté) n’est qu’un point de départ
d’où elle commence un voyage
de métamorphose. Sa nature, comme
écrit
Malraux dans La Psychologie de l’Art,
est précisément celle d’une aventure lancée sur
les mers inconnues de l’avenir
humain : comme aventure,
elle n’est
pas à l’abri du temps et des circonstances (comme l’exigerait la
notion
d’éternité) et il y aura peut-être des
périodes où elle tombe dans l’obscurité,
pour des siècles, même des millénaires. Mais
en tant qu’aventure, elle est riche de possibilités:
contraire
à l’objet purement historique, elle peut
‘renaître’, bien qu’ avec une signification tout à fait
différente de celle
qu’elle possédait à l’origine.
Cette explication
nous permet immédiatement de comprendre les aspects troublants
de la relation
entre l’art et le temps qu nous avons examinés plus haut.
Une œuvre peut commencer sa vie comme, par
exemple, un objet sacré dans un contexte religieux
spécifique – le ‘double’ du
pharaon peut-être, placé dans sa chapelle mortuaire pour
recevoir les offrandes
de ses sujets. Comme telle, elle
crée,
assurément, un ‘autre monde’, comme l’affirme Malraux, mais
c’est ici un autre
monde du sacré, pas un autre monde de ‘l’art’ :
un monde qui exige la
vénération, non pas
l’admiration. Plus tard, quand les
croyances auxquelles cette signification était liée sont
disparues, l’œuvre
pourrait bien tomber dans l’obscurité, comme les œuvres de
l’Egypte le firent
en effet pendant presque deux millénaires, ou comme les œuvres
de Byzance après
Giotto, ou comme Giotto lui-même pendant presque trois
siècles après Léonard et
Raphaël. Dans de telles
circonstances,
c’est comme si l’œuvre demeure, pendant un certain temps dans les
limbes, et
suscite au mieux de l’indifférence, au pire du mépris.
Mais à la différence de l’objet
purement
historique, elle peut connaître une résurrection; et elle
revient à la vie si,
et quand, avec le passage du temps et sa propre capacité de
métamorphose, elle
peut renaître, encore comme ‘monde cohérent’ qui s’oppose
au chaos des apparences,
mais avec une signification tout à fait différente de
celle qu’elle possédait
auparavant. Ainsi, les œuvres de
l’Egypte, de Byzance, et de Giotto ont cessé d’être des
images sacrées, créées
pour des tombes, des basiliques, et des chapelles, et sont devenues,
après des
périodes d’oubli, des ‘œuvres d’art’ dans le sens que
possède cette phrase
aujourd’hui. Bien entendu, cette
explication nous révèle très peu sur la
nature spécifique de chacune de
ces métamorphoses – et Malraux nous dit beaucoup à ce
sujet que je n’ai pas le
temps d’examiner ce soir. Néanmoins,
il
s’agit d’une explication qui nous révèle la nature
générale du processus en question – la
capacité de l’œuvre
d’art, en tant que monde cohérent, mais pas fixe,
d’acquérir des significations
différentes (ou, le cas échéant, de n’en
acquérir aucune) à des époques
différentes, et de le faire non pas simplement en
conséquence de forces
externes (parce que la métamorphose n’est pas ‘un accident’,
écrit Malraux)
mais à cause de sa propre nature intrinsèque. Ainsi,
le destin de toute œuvre de
génie, affirme
Malraux, est
inséparable d’un dialogue – bien que
parfois un dialogue de sourds – entre le présent humain toujours
changeant et
la signification de l’œuvre qui, elle aussi, est en état de
changement constant. Donc, ‘nous
avons
appris,’ écrit
Malraux,
que si la mort ne
contraint pas le
génie au silence,
ce n’est pas parce
qu’il prévaut contre elle en perpétuant son langage
initial, mais en imposant
un langage sans cesse modifié, parfois oublié, comme un
écho qui répondrait aux
siècles avec leurs voix successives : le
chef d’œuvre ne maintient pas un monologue souverain, mais un
invincible
dialogue.
Un de ces dialogues
qui nous est très familier est celui qui a produit la
résurrection des œuvres
de la Grèce et de Rome pendant la Renaissance; et l’explication
de cet
événement qu’implique la conception de la nature
temporelle de l’art que nous
venons d’examiner nous permet de le voir dans une lumière
très différente de
celle que nous donnent les explications traditionnelles.
Beaucoup
d'écrivains et d’historiens d’art
ont créé l’impression que la découverte des
sculptures de l’Antiquité a mené
les artistes, peu à peu, à remplacer la soi-disant
‘raideur’ de Byzance par le
style dit ‘naturaliste’ qu’on associe à la Renaissance.
Cette explication repose sur ce que Malraux
appelle ‘un monologue’ – l’idée selon laquelle chaque style est
la conséquence
de ‘l’influence’ de certaines œuvres précédentes.
L'interprétation que nous propose
Malraux est
presque l’inverse. Pendant mille
ans,
après la chute de Rome, dit-il, les œuvres de l’Antiquité
(dont beaucoup
n’avaient pas besoin d'être ‘découvertes’ puisqu’elles
restaient toujours en
pleine vue) avaient parlé d’un monde profane que la Byzance et
l’Europe Romane
avaient rejeté résolument. Ces
œuvres
sont redevenues importantes, affirme Malraux, à partir du moment
où elles ont
commencé à faire partie d’un dialogue –
c’est-à-dire, dès que le processus de
métamorphose à laquelle elles étaient soumises, et
les formes émergeantes du
monde de la Renaissance dans lequel la religion chrétienne avait
commencé son
déclin graduel, les ont rendues intelligibles, quoiqu’elles
parlaient un
langage tout à fait différent de celui qu’elles parlaient
auparavant. Donc, écrit Malraux,
‘La Renaissance n’a pas
apporté seulement un nouvel art des vivants, mais encore un
nouvel art des
morts.’ Ou,
en
des termes plus frappants : ‘Ce
n’est pas l’Antiquité qui a fait la
Renaissance, mais la Renaissance qui a fait l’Antiquité.
L’exemple
le plus
dramatique d’un tel dialogue s’est produit, bien entendu, dans le monde
moderne
où nous avons vu la résurrection, comme ‘œuvres d’art’,
d’objets venant des
quatre coins du monde et des profondeurs de l’histoire et de la
préhistoire,
originaires très souvent de cultures, comme celle de la Byzance,
dans laquelle
l’idée même de l’art était inconnue. La
signification
de cet événement sans
précédent, et la nature de la crise
culturelle qui l’a précipité, sont examinées avec
soin, comme vous le savez
bien, dans Les Voix du Silence et
dans le dernier volume de La Métamorphose
des Dieux; et je ne tenterai pas ce soir de rendre justice
aux
analyses
fascinantes – et trop souvent sous-estimées – que Malraux nous
propose de ces
questions. Néanmoins, le point
clé,
encore, c’est qu’il conçoit l’événement en termes
de dialogue et de
métamorphose – et que, à ses yeux, le processus
mène cette fois-ci à ce qu’il
n’hésite pas à appeler ‘notre Renaissance moderne ’,
tout en étant très conscient, bien sur, que
l’étendue de nos résurrections modernes
est beaucoup plus vaste que celles de la Renaissance elle-même.
***
Je
suis
très
conscient de l’insuffisance de l’analyse que je vous propose.
Les
idées que j’ai examinées
pourraient nous
mener à beaucoup d’autres que je n’ai pas le temps d’aborder, et
la théorie de
l’art de Malraux est, comme vous savez sans doute mieux que moi,
beaucoup plus
riche que il ne paraît dans mon exposé très
limité. J’espère, tout de
même, avoir montré que
Malraux nous donne une explication de la relation entre l’art et le
temps qui
mérite un examen très sérieux.
Premièrement, comme j’ai tenté de le
démontrer, c’est une explication cohérente
– explication dans laquelle
tous les éléments font partie intégrante de sa
vision fondamentale. En plus, c’est une
explication qui nous
révèle quelque chose d’important pour notre
compréhension de l’art – une
explication qui rend intelligible enfin les discontinuités et
les
transformations sur lesquelles j’ai attiré votre attention au
début de ma
communication, qui jouent un si grand rôle dans l’histoire de
l’art. Finalement, et le plus
admirablement
peut-être, c’est une explication qui nous donne un aperçu
précieux de
l’importance humaine de l’art. J’ai
cité
plus haut l’affirmation de Malraux selon laquelle l’art est un des
moyens par
lequel l’homme ‘nie son néant’. Il
y a
quelques critiques qui ont tendance à ne voir dans cette phrase
qu’une
tentative de mystification; mais Malraux, comme j’ai essayé de
le montrer,
entend cette idée dans un sens très
précis :
il trouve dans l’art, comme nous l’avons vu,
une défense contre le sens primordial de
l’éphémère et de l’arbitraire qui est
au cœur de ‘l’émotion fondamentale qu’éprouve l’homme
devant la vie’. Mais, si l’art affirme la
présence de l’homme
face à ce sens d’un néant menaçant, Malraux nous
rappelle néanmoins que cette
victoire n’est remportée qu’au prix d’une
métamorphose.
L’art ne vit pas d’une vie éternelle,
à
l’abri du temps et de la circonstance. Il ne survit pas par
ce
qu’il rend imperméable au
temps et par ce qu’il
nous transmet intact à travers les siècles. L’art
survit par un processus de transformation profonde
qui, parfois,
peut ensevelir une œuvre, ou même un style entier, dans des
siècles
d’oubli. Mais ces voix du silence ne sont
jamais étouffées définitivement. Leur
capacité de métamorphose implique toujours la
possibilité de résurrection. La
vraie œuvre d’art n’est pas un simple
produit de l’histoire qui se perd irrémédiablement dans
le ‘charnier de valeurs
mortes’. Le
moment
et la
forme de sa résurrection sont toujours imprévisibles,
mais l’œuvre participe
néanmoins dans ‘un invincible dialogue’. L’œuvre d’art
n’est pas une création
éternelle – même si son créateur
s’appelle Shakespeare ou Michel-Ange. Mais sa capacité de
résurrection n’en
implique pas moins une victoire de
l’homme sur le temps. Et comme
l’écrit
Malraux dans des propos superbes qu’on trouve vers la fin des
Voix du Silence,
‘il est
beau que
l’animal qui sait qu’il va mourir, arrache à l’ironie des
nébuleuses le chant
des constellations, et qu’il le lance au hasard des siècles,
auxquels il
imposera des paroles inconnues.’
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This paper was
presented in November 2005 at a seminar at
the
Sorbonne. An English version was
presented at the annual meeting of the British Society of Aesthetics in
2005. The paper is an exploration of the thinking behind Malraux's comments in the
extract from the 1975
interview below.
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Extract from television
program: Promenades imaginaires dans Florence.
Stills
and text from an interview with Malraux in 1975 which forms part of the
program. (My translation.)
Malraux: We today
are beginning to
see that the living presence of works of art is very problematical.
How did our forebears solve this problem?
By the idea of immortality.
Why
is Venus admirable? Because
she is immortal. Beauty is immortal.
But
for us today the idea of immortal beauty
is simply ridiculous. We know that
in the
seventeenth century one of the world’s greatest arts, Gothic art, was
in some cases completely covered over by awful, third rate stuff.
We know that the art of Antiquity completely
dropped out of sight for more than a thousand years.
For
us, metamorphosis isn’t something arcane; it
stares us in the face. To talk
about
‘immortal art’ today, faced with the history of art as we know it, is
simply hot air. Every work has a
power of
resurrection or it doesn’t. If it
doesn’t,
end of story; but if it survives it’s by a process of resurrection not
by immortality. There’s no work of
art
exempt from a descent into hell.
Interviewer: A bit like those rivers that disappear into
the earth
and then reappear without any obvious reason?
Malraux: Yes. And
here we’re
putting our finger on an issue of major importance – a straightforward
matter obvious to all of us: on this earth of ours where everything is
subject to the passing of time, one thing only is both subject to time
and yet victorious over it: the work of art.
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Michelangelo:
Libyan Sibyl - Sistine Chapel
Africa - Fang mask
Cézanne
- Mont St Victoire
Giotto - Marriage of
the Virgin
Torcello - Virgin
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